• Voilà enfin le récit complet. Lettre à ma plus petite soeur.

    Je suis dans le train qui me ramène à Paris. Sur la petite table en face de moi se trouvent des livres éparpillées, un bout de carton servant de plateau d'échecs, les billets de train, des stylos qui roulent au gré des mouvements du wagon. La fenêtre tremble. A coté de moi, Ismaël écrit à Jojo. Tu ne connais ni Ismaël ni Jojo, il faut que je te les décrive et de toute façon j'ai envie de te raconter mon voyage. [...]


    Ismaël joue "Santiano" à la flûte irlandaise. Martin dessine. Le train roule toujours et il commence à faire nuit. En regardant par la fenêtre, je vois le plus beau ciel que j'aie vu de ma vie. Les nuages oranges vifs ont envahi le paysage et entourent un rond de ciel bleu. C'est magique, un de ces moments magnifiques qu'on trouve sur la route. La route qui a commencé il y a une quarantaine de jours, bien que j'aie l'impression que ça fait des années...

    C'est le matin. Je me lève du hamac en lin bleu chez Martin, qu'on appelle Anaryax, et j'observe immédiatement qu'une tempête fait rage dehors. Nous enfilons nos ponchos et nous partons prendre le train RER qui nous emmènera à Cergy. Dans la gare je me tords la cheville, ce qui m'oblige à construire une attèle avec deux bouts de bois et un sac poubelle jaune. Martin et moi devons arriver à Beauvais pour 18h, car nous avons rendez-vous avec des potes là-bas. Après avoir été poursuivis par un petit chien, nous débarquons sur les routes de campagne qui mènent vers le Nord, entourés de champs de blé dorés.

    Nous arrivons tôt à Beauvais et, après avoir attendu un peu à la mairie, nous repartons vers Amiens. Le soir, mon pneu crève, et je suis malade, ce qui nous force à installer nos hamacs sur le bord de la route. Le lendemain, Martin va acheter des chambres à air, on galère, on en crève deux parce qu'on n'a pas les bons outils, mais on repart. On arrive à Amiens, où on rencontre Alex, qui mendie devant l'Hôtel de Ville. Il est grand, avec la peau mate et une crête jaune. On s'amuse un peu en observant les passants et leurs réactions ridicules, puis on rentre chez lui. Il squatte à l'extérieur de la ville, dans une grande maison avec une dizaine de chambres et un jardin immense où trônent de grands pins. Ils sont une douzaine à y vivre, pour la plupart assez vieux. On fait un barbecue le soir ; je reste avec Alex autour du vieux bidon enflammé où cuit le riz, pendant que Martin dort dans le jardin. Pendant trois jours, on reste là, à attendre qu'Alex trouve un vélo pour nous accompagner.

    Au squat, il y a presque 20 chiens, qui aboient souvent et jouent toute la journée. Dans la soirée, tout le monde discute autour de la grande table. Patoche est un squatteur d'une trentaine d'années. Il a beaucoup marché et voyagé dans le monde, vivant sur les routes. Il a été en Europe de l'Est, en Espagne et au Mexique, où il a croisé un puma une nuit de bivouac dans la forêt. Aujourd'hui, il a des problèmes au coeur et ne peut plus voyager. Il a un chien superbe, une espèce de boxer roux, qui vient nous lécher les mains chaque fois qu'on rentre dans sa chambre. Tous les adultes boivent beaucoup de bière et regardent la télévision qu'ils ont réussi à installer. Les Pekatralatak passent en boucle. Nous mangeons des raviolis végétariens. On s'ennuie. Finalement, Alex emprunte un VTT et nous partons pour un petit village à 25 km d'Amiens, où habite l'ami d'Alex, Zeppo. Derrière sa maison, il y a un bois. Le vélo de Zeppo doit être réparé par son oncle. Pendant quelques jours, nous mangeons des chaussons aux orties et aux coquelicots cuits dans les braises.

    Enfin, le vélo est réparé, nous pouvons prendre la route.
    Nous passons par Amiens et nous pédalons toute la journée. Zeppo a du mal à suivre car son vélo est vieux et abîmé. Le midi nous mangeons des conserves devant un supermarché et la caissière nous offre un gâteau, coûtant plus cher que le reste de nos achats. Après nous être reposés au pied d'un arbre sur le bord d'un lac, nous repartons sur une départementale vide, si vide qu'elle paraît abandonnée. Nous en sortons en passant par dessus les barrières du côté et trouvons une forêt en pente entourée de champs. Nous y faisons cuire le riz et les haricots avant de dormir profondément, perdus dans la Normandie. La nuit, un renard passe et nous réveille. Le lendemain, nous roulons toute la journée. Les champs défilent. Le soleil tape durement sur nos nuques et une montée raide accapare notre énergie. C'est difficile mais je suis heureux en pensant à la liberté sans limite d'un groupe d'individus, et en observant les oiseaux voler dans le ciel sans nuage. Le soir, on installe le bivouac à côté d'un trou d'obus, en pleine forêt. Le fossé fait une dizaine de mètres de profondeur et est très impressionnant. Les étincelles du feu s'éteignent dans l'ombre des arbres.

    Le lendemain, Zeppo et Alex nous annoncent qu'ils préfèrent continuer seuls, sans arriver à nous expliquer clairement pourquoi. Martin et moi sommes tristes et déprimés, profondément déçus. Alex n'a plus le cœur à aller en Bretagne, lui et Zeppo veulent retourner sur leur pas et aller à Dieppe. Martin pense à rentrer chez lui, mais je suis déterminé à aller en Bretagne et nous reprenons la route. L'atmosphère du voyage change, c'est un nouveau départ, nous finissons par être calmes, sereins. La route est bordée de forêts denses de pins.

    Pendant une dizaine de jours, nous traversons toute la Normandie. Chaque soir, nous quittons les départementales grises pour prendre les petits chemins dans la fraîcheur de la nuit tombante, guidés par les grillons. Souvent, il nous suffit de trouver une forêt ou un petit bois. Une fois, nous nous perdons parmi des fermes et sommes bloqués par des barbelés qui nous empêchent d'aller dans les bois. Nous passons la nuit à même le sol, couchés sur des matelas d'herbes, le ventre rempli de mûres. Une autre fois, nous entrons dans une forêt où les orties et les sureaux poussent en grand nombre. Dans une clairière, nous voyons des dizaines de lapins fuir au fur et à mesure de notre avancée. Cette forêt semble regorger de vie, les cris d'oiseaux jaillissent à chaque instant, et nous nous endormons en écoutant les couinements d'une souris ou d'un mulot.

    Les journées défilent, toutes uniques. Assis sur nos selles, nous parlons peu. On pédale. Nous traversons les départements sans qu'aucune ligne ni frontière n'apparaisse. La terre serait-elle libre ?

    Plusieurs fois nos pneus crèvent et nous les changeons sous la pluie ou le soleil. Une fois que nous n'avons plus de chambre à air, nous attendons sous la pluie. Les voitures passent devant nos pouces levés, sans s'arrêter.

    Un jour pourtant, en haut d'une colline, nous contemplons le Mont St Michel, au loin. La longue route qui serpente parmi les champs nous emmène juste devant. Nous décidons d'y aller mais, très vite dégoûtés par la foule de touriste, nous repartons.

    Les petits sentiers nous mènent par de grands détours jusqu'à la baie après avoir traversé le Couesnon. Nous sommes enfin en Bretagne. Sur la plage nous installons notre tarp derrière une dune herbeuse. Un homme nous y aborde. Il nous parle de voyages et de jeunesse, puis s'en va. Nous entendons de la musique qui semble venir d'un phare qu'on aperçoit, illuminé dans la nuit. Nous y allons et retrouvons l'homme avec qui nous avions discuté. Le groupe qui passe sur scène nous plaît. C'est un petit festival au pied d'un phare, avec quelques stands de nourriture et une vingtaine de spectateurs. Une femme nous offre des crêpes. Nous repartons vers la plage où un groupe d'adultes semble intrigué par notre abri. Notre arrivée les fait partir. Il pleut.

    Nous longeons la côte nord de la Bretagne. Les forêts sont partout. Nous nous arrêtons quelquefois pour laver nos vêtements et dormir sous le soleil. Arrivés à Morlaix, nous recherchons une rivière sans la trouver. Nous longeons le fleuve et les mouettes rient au-dessus de nos têtes. Rester dans une ville nous dérange de plus en plus rapidement, le silence des bois nous appelle aussitôt. Une fois nous restons deux jours au même endroit, en faisant cuire du riz aux œufs dans notre casserole.

    Quelques jours plus tard, nous arrivons à Landerneau, petite ville près de Brest. Là nous attendons Nolly, censé nous retrouver sur le pont habité, au centre de la ville. Nous y attendrons plusieurs jour, dormant près d'un collège dans un bois étrange. Chaque midi nous attendons au pont, chaque soir nous montons une pente raide pour rejoindre notre forêt. Cette monotonie nous rend tristes, nous crevons d'envie de repartir sur les routes. Quelquefois, nous allons lire à la médiathèque. Je dévore "Le cri du peuple" de Tardi, une bande-dessinée incroyable. Un soir où la pluie commence à tremper notre bivouac, nous recevons un appel sur mon portable. Ismaël a décidé de nous rejoindre en train et de finir le voyage avec nous. Il vient d'être père, il a une petite fille d'un mois. Cet été, il avait travaillé à CARGLASS, répondant toute la journée aux appels des clients. Un jour il s'est levé, il a enlevé son casque audio, a pris des tickets restaurant et il est parti, parce qu'il refusait d'être aliéné plus longtemps. Il a quitté La Défense où il travaillait pour la forêt et l'air du voyage.

    Un jour que Martin et moi lisons devant la médiathèque en attendant qu'il nous appelle dès son arrivée, nous apercevons une silhouette près de nos vélos. Isma est déjà là, sans prévenir. Nous parlons un peu, mangeons des sardines à la moutarde et nous nous en allons vers Brest. Nous nous perdons mais retrouvons notre chemin. Là-bas, nous visitons un peu,et nous dormons dans un parc gigantesque. Isma et Martin sont dans le même hamac. Ismaël me dit que sa fille lui manque dès que tombe la nuit.

    Le lendemain nous nous nourrissons de pain et de camembert, puis Isma et moi allons acheter une tente pendant que Martin écrit. Nous revenons avec une tente 2", un sac et une canne à pêche. Les jours qui suivent, nous déambulons sur le port de Brest. Puis nous décidons d'aller au sud de Brest, à Plougastel, une sorte de presqu'île faisant face à la grande ville. Là-bas nous nous installons le soir sur la plage. Nous déplions la tente et ramassons des huîtres et des brennigs. Je me prépare à faire un des meilleurs repas de ma vie en observant les mouettes chasser en plongeant dans la mer que le Soleil teinte de jaune et d'orange. Nous faisons cuire des chapatis (petites crêpes de farine, d'eau et de plantes) aux orties sur les braises pendant que les huîtres bouillent dans le feu. Certaines sont frites, d'autres bouillies, d'autre encore simplement ensevelies de braises. Rassasiés, nous mangeons quelques brennigs (ce que tu appellerais chapeau chinois) et des mûres. Je passe une mauvaise nuit dans la tente, ce qui me pousse à me lever tôt pour marcher sur la plage de galets. Ismaël et Martin s'en vont à la recherche de nourriture. Pendant ce temps, j'attends, et finis par m'endormir.

    Quand ils reviennent, ils m'expliquent qu'ils se sont perdus et qu'ils ont croisé une vieille dame incroyable qui leur a proposé de déjeuner, ce qu'ils ont du refuser puisque je n'étais pas là et que j'attendais pour manger. On replie la tente et on marche. Quelques centaines de mètres plus tard, nous nous enfonçons dans la forêt qui borde la plage. Ismaël disparaît. Nous finissons par le retrouver sur une dalle de béton, au bord d'une falaise, surplombant la plage. Derrière la mer, à l'horizon, nous contemplons tout Brest. Nous décidons aussitôt d'installer la tente sur le béton, par-dessus un tapis de fougères. Nous faisons cuire des champignons à l'huile et des lentilles aux oignons. Le soir, le feu qui crépite devant Brest nous donne un spectacle enivrant. Nous regardons les étoiles en silence, puis nous nous endormons.

    Dès le lever du jour, nous partons tous les trois chercher à manger. Nous nous perdons dans les ribines, petits chemins bretons traditionnellement utilisés pour fuir la police.  Après avoir pris deux poireaux et de l'ail dans un champ, nous passons devant la maison de Jojo, la vieille dame dont ils m'avaient parlé. Cette fois, je suis là, et elle nous fait entrer chez elle. Jojo donne à Ismaël qui a une cloque une feuille d'aloe verra qu'elle fait pousser, une plante incroyable dont le jus guérit les blessures. Puis elle nous propose de rester dîner. Nous discutons beaucoup, de notre voyage et de ses petits-enfants qui disent "pet-de-bouche" pour "rôt". Le mari de Jojo est météorologue, il est à ce moment-là à un festival de musique. Il a étudié le temps à travers le monde entier et Jojo, prof de maths, l'a souvent accompagné.

    Elle habite une maison bretonne dans un petit village, et le petit jardin sert entièrement de potager. Elle me demande de la suivre dans la cuisine, où j'épluche les patates du dîner. Un sentiment de bonheur m'envahit en regardant par la fenêtre les légumes du potager. Je suis pleinement heureux d'être là. Puis Jojo se propose d'inviter Goulvenn, son voisin, qui revient de 10 jours de voyage en bâteau à voile. Nous l'attendons pendant que cuit le gratin au thon.

    Durant nos discussions, Jojo me regarde parfois avec des yeux qui brillent, je pense qu'elle se pose des questions sur moi, comme si je dégageais quelque chose, ou que je lui rappelai quelqu'un.

    Goulvenn arrive. C'est un jeune homme brun de 25 ans, au visage rond et expressif. Isma et lui parlent de bateau et de noeuds, je les entends depuis la cuisine avant de venir les rejoindre, ma tâche terminée. Un de nos rêves communs est de construire un bateau à voile de nos propres mains, et de former une communautés de gipsy-sailors (marins-gitans), sillonnant les flots tels les joyeux et libres pirates du XVIIIème siècle.

    A un moment, Goul' pète et annonce : "En Bretagne, on dit que si tu pètes, c'est que t'es à l'aise et que tu te sens bien avec ceux qui t'entourent".
    Après avoir dévoré le délicieux gratin, accompagné de mûres que nous avions récoltées, Léo entre. C'est une fille superbe, rousse, dont les yeux bleus pétillent. Léo est "l'amoureuse" de Goulvenn, comme tu dirais. Elle offre une écharpe à Jojo. On discute beaucoup, on raconte notre voyage. Léo nous dit qu'elle a rarement croisé des gens comme nous, avec un grand sourire aux lèvres où on peut lire de l'admiration. Jojo se tourne alors vers elle et dit :

    "T'as vu, et ils sont tombés CHEZ MOI !"

    Goul' va se coucher, mais Léo insiste pour rester. Finalement, elle se propose de nous raccompagner en voiture jusqu'à notre tente. Puis, arrivés devant chez eux, Goulvenn qui s'est relevé nous propose de rester dormir. Nous hésitons puis acceptons. Leur maison, voisine de celle de Jojo, est décorée de l'intérieur par les dessins de Léo. Des sardines se transformant en montgolfières peintes sur du bois flotté. Ismaël est heureux, Martin semble être complètement béat et sourit sans cesse, ce qui est assez inhabituel. Nous nous installons autour de la petite table du salon et buvons quelques bières. Isma parle alors de psychologie, puis finit par dire globalement ce qu'il pense, à dire les idées qui nous rapprochent tous les trois, à parler de primitifs, de voyage et de psychologie. Goulvenn n'a rien à dire, Léo semble perdue dans ses pensées.  Ils montent dormir à l'étage, nous installons le lit double et un matelas. Nous sommes bouleversés par ces rencontres, nous parlons presque toute la nuit, nous rions pour rien en nous demandant si ça ne les réveille pas, joyeux dans cette petite maison bretonne, entourés de gens incroyables.

    Le lendemain, nous mangeons des tartines à la confiture de fraises locales. Goul' et Léo veulent nous emmener au marché d'un village proche. Nous y allons en voiture, c'est un joli marché simple et chaleureux. Nous rentrons à Plougastel par de petites routes et croisons un abattoir de porcs.

    Chez eux, nous installons une table sur des tréteaux dehors, tous mangent un poulet du marché. Goulvenn me déniche des oeufs.

    Après le repas, ils nous accompagnent jusqu'à notre plage où nous les laissons après leur avoir promis d'envoyer des graines de tabac par lettre. Nous regagnons notre dalle et notre vue superbe. Le soir, j'essaye pour la première fois de ma vie de jouer de l'harmonica en observant Brest qui scintille et ses grues de chantier naval qui se détachent sur le ciel orange.

    Au matin, nous levons le camp sous une chaleur désagréable et repartons. Nous regagnons Brest en fin d'après-midi et y laissons les vélos à la gare. Nous serons mieux à pieds. Après avoir déambulé dans le port sous la pluie, nous retournons au centre-ville où nous achetons des pizzas pour le soir. La nuit tombe vite et nous scrutons une carte pour trouver un petit coin de vert sur la vaste surface grise. Là un homme nous parle. Nous lui demandons où trouver une forêt, il nous répond de venir chez lui. Il s'appelle Christian et a un appartement à quelques mètres, dans les immeubles portuaires. Fils de marin, il a grandi à Brest, a été punk dans sa jeunesse et vit aujourd'hui de boulots d'intérim et de pêche. Il nous explique que Brest avait été détruire pendant la Seconde Guerre mondiale et qu'ils ont reconstruits sur les débris ces immeubles en préfabriqués mal isolés.
    Son appartement est simple, il nous dit y passer peu de temps. Il y a de grandes planches de bois peint où sont découpées des formes (empreintes de pas, clown, feuilles...).

    "Oui j'ai voulu représenter la lumière qui transcende...euh...Nan, j'déconne j'me prend pas au sérieux, je fais ça pour moi, pour le plaisir. Oui, installe ça ici, si tu veux tu as du jus de fruit là. Faites comme chez moi, hein".

    Il joue aussi du violon dans des bars. Nous lui demandons de nous en jouer, il hésite, dit que ça va réveiller ses voisins. Mais il ne résiste pas longtemps, mets des pinces à linges pour atténuer les vibrations et nous joue un air joyeux et celtique avec un grand talent. [...]

    [La suite en dessous].





    5 commentaires
  • Je poste la fin de mon voyage, ou plutôt de ma lettre, en attendant de taper l'énorme début. Vous ne pourrez que vous demander comment nous en sommes arrivés là :)

     

    [...]



    ...Nous le quittons tôt le matin lorsqu'il part pêcher.

       Nous marchons dans Brest et nous mangeons dans une boulangerie. Nous allons sur le port. Il pleut. Nous visitions un atelier d'artistes dans un entrepôt en attendant que la pluie passe puis nous remontons vers le centre-ville. Là nous trouvons une entrée de parking souterrain comme abri. Nous y jouons de la flûte et de l'harmonica et nous y dévorons nos baguettes au camembert et au fromage fondu.
     
       Un clochard passe devant nous avant de faire demi-tour et de venir s'asseoir avec nous. Il dit s'appeler Dany. Il parle peu, a des bagues à chaque doigt et a l'air d'être bien saoul. Il fait de grands sourires lorsque Isma joue de la tin wisthle, et son visage de grand-père usé par le froid de la rue se plisse de centaines de traits. C'est presque un clochard-céleste, à la recherche de musique, la considérant comme "simplement du bruit" mais la trouvant belle, et prenant Brest comme un "abri". Il nous quitte après nous avoir offert une clope et une fin de sachet de tabac à rouler. Le parking souterrain ferme et nous partons.

       Nous dormons à la fac UBO de Brest, sur un tapis d'écorce juste en-dessous d'un toit en béton. Le lendemain nous tentons de faire sécher nos fringues au soleil. Nous essayons d'appeler Christian mais il ne réponds pas. A midi nous repartons pour le port.

       Là nous prenons la navette pour la presqu'île de Crozon, et nous arrivons à Camaret-sur-Mer. De là nous partons à pied vers le sud de la presqu'île et arrivons rapidement à la plage de Veryac'h. Nous y dormons à un mètre du bord de la falaise, dans un creux rempli d'herbes qui semble être fait pour nous accueillir. Le lendemain matin nous nous levons pour contempler les étendues de fleur violettes et jaunes qui recouvrent Crozon. Les falaises sont belles au lever du Soleil. Nous descendons sur une plage et nous restons longtemps, faisant des ricochets sur les vagues et grimpant sur les rochers. Ensuite nous escaladons la falaise pour rejoindre le sentier.

       Sur le chemin nous nous perdons, et Isma et moi avons une longue discussion très agitée sur la direction à prendre. Nous nous calmons autour d'un repas à Crozon, et comprenons notre qui-proquo et nos erreurs. Nous partons pour Morgat et nous y dormons sur la plage où de jeunes imbéciles nous reprochant notre soi-disante "illégalité" sautent sur notre tente pendant la nuit. Le lendemain nous mangeons quelques restes et décidons de louer des kayaks. Il nous reste tout juste de quoi payer. Nous partons toute la journée à pagayer sur la mer autour des falaises de Crozon, en rentrant dans chaque grotte que nous croisons. Nous nous arrêtons sur une plage car nous avions cru apercevoir une planche de surf qui n'était en fait qu'un morceau de coque de bateau. Le retour vers Morgat devient difficile. Nous avons le ventre vide et aucune provision. Nos bras nous font mal et le courant, contre nous, nous immobilise dès que nous arrêtons de pagayer. En arrivant au port, exténués et affamés, à 20h, Isma sors des tickets restaurants qu'il avait volés à son travail chez Carglass (centre d'appel). Nous achetons 8 euros de sandwichs et beignets chacun, sauf Martin qui ne prend, dans un mauvais calcul, qu'un cheeseburger ridicule et quelques churros. Nous dévorons toutefois l'un des meilleurs repas de notre vie.Nous dormons sur un carré d'herbe entouré de maisons.

       Au matin nous marchons vers le Fret en repassant à Crozon, en enlevant parfois nos chaussures. Le soir nous arrivons dans une forêt de pins accueillante où nous trouvons un trou d'obus. Ismaël y installe un feu et nos affaires pendant que je fabrique un matelas d'herbe et installe les hamacs. Martin va repérer la ville du Fret. Ne la trouvant pas, il revient au camp, mais décide de repartir la chercher par un autre chemin. Il reviendra en stop. Nous faisons cuire des lentilles accompagnées d'oignons frits. Au matin, nous arrivons dans la ville où se déroule une grande brocante. J'y achète une pipe et nous attrapons la navette qui nous ramène à Brest. Nous allons à la gare.

       Martin et moi allons demander les invendus au marché et revenons avec un cageot rempli de melons, pêches, abricots et tomates. Isma va acheter les billets de train. Nous allons récupérer nos vélos mais nous avons perdu les clefs des antivols et devons les couper avec des pinces prêtées par la SNCF. Nous fabriquons un jeu d'échecs avec ce que nous trouvons et, à 18h, nous embarquons pour Paris. Nous avons le compartiment pour nous seuls et le camembert de nos sacs empeste dans cet espace trop confiné. Nous jouons aux échecs, écrivons, dessinons, parlons. Nous voyons toutes les villes traversées à vélo défiler trop vite. Le soir nous observons le plus beau coucher de Soleil que nous ayions vu de notre vie ; les nuages orangés et à l'allure chaotique entourent un rond de ciel bleu clair strillé de jaune.

       Nous arrivons le soir à la gare St-Lazare, avec la tristesse et la grisaille parisiennes que nous retrouvons sans enthousiasme. Aucun de nous trois n'arrive à parler. Dans le RER qui nous amène en Seine-et-Marne nous sommes toujours silencieux et mélancoliques. Faire à vélo les routes qui nous amènent de la gare jusque chez Martin nous achève.

       Ça y est, le béton remplace le ciel et le parquet le tapis d'herbes fraîches.
    Notre tentative inconsciente d'oublier cette tristesse dans les films et le virtuel traduit notre envie de nous libérer encore.

    La route et la forêt m'appellent...


    votre commentaire
  • Il est 16h. Je dois aller voir une dame à Paris pour savoir si je suis précoce de la tête ou non.
    Je n'ai pas envie d'y aller. Moi j'ai pas envie de savoir si je suis ça ou ça. Moi je suis Soja. Je ne sais pas très bien qui je suis, mais si je suis sûr d'une chose, c'est que ce n'est pas cette dame qui m'apprendra la moindre chose. Par contre, si je pars sur la route, ça pourra me servir.

    Soit. Je me prends au mot. En 30 minutes j'ai décidé de partir, je me suis préparé et je suis parti.
    Après quelques prises de bec au téléphone, je me calme, je vais dans une forêt et je souris : le soleil fait briller les herbes folles.

    "Tu fuis ! Tu ne veux même pas aller voir ! Des fois il va falloir que tu affrontes la réalité ! Tu n'as aucun courage !" Chut. Silence.

    Je me balade.Je dors derrière une résidence pavillonaire de Poissy. Je cherche le chemin qui me mènera à la forêt, que j'aperçois derrière les pavillons de crépis alignés. Je m'installe.J'appelle Anaryax parce que je ne me rappelle plus comment nouer les ficelles du hamac. Puis le silence de la nature me rappelle. Par moment, quand même, j'entends les cris des enfants qui dînent. Ces mêmes enfants dont j'ai croisé les cabanes, un peu partout dans la forêt. Malheureusement trop petites pour me servir d'abri.

    Le lendemain je traverse un champ de coquelicot en face d'un chantier naval, j'en prends des photos. Ensuite je m'arrête aux bords de Seine pour écrire un peu.
    Je trace.
    Puis à Conflans-Ste-Honorine je longe tout le quai pour voir les péniches. Je passe devant un gros bonhomme presque nu, affalé sur une vieille chaise en face de sa péniche et en caleçon bleu. Je le salue. Je m'arrêt devant une vieille péniche apparemment désaffectée et j'hésite à aller la visiter. J'y renonce finalement, par peur de déranger si elle était habitée et parce que la barrière qui en barre l'entrée est imposante.
    Je me dis qu'on devrait squatter une péniche, vu la taille et la possibilité de bouger.

    Au bout d'une matinée de route, je manque d'eau. Ca fait 5 minutes que je tente de trouver le Leclerc que j'avais vu signalé. Je le trouve - merde. C'est un Leclerc DRIVE.
    "Il doit bien y avoir un putain de supermarché, ici !"

    J'arrête pas de passer devant un énorme cinéma PATHE, complètement gris et incroyablement grand. Au bout de 20 minutes durant lesquelles j'ai parcouru touute la zone industrielle (et un peu commerciale) derrière,  je me décide à aller voir Robin Hood. Le caissier, un jeune, me fait payer un billet -16, "oh allez on va pas chipoter..."
    Puis il me regarde et demande : "Sauf si...C'est une casquette de l'OM que tu as ?"
    "Euh...Non."
    "Bon, alors ça va."
    Il faut dire que je porte une vieille casquette avec un sigle "NY" repeint et raturé.
    Dans le cinéma il y a des distributeurs à pop-corn, des néons partout et même une salle de jeux vidéos. Génial... Je me dépèche d'aller remplir mes bouteilles d'eau et je vais m'installer dans la salle.
    Le film me donne envie de gueuler. Ce qui me plaît, ce sont les enfants des bois. Mais bon, ça sert à rien, c'est juste des images en provenance d'Hollywood. J'ai mieux à faire. Je sors.

    Arrivé à Pontoise, je m'arrête pour acheter de quoi bouffer. J'en profite pour visiter le centre-ville, c'est plein de places vides et de petites rues presque moyen-âgeuses. Ca me donne envie de visiter plus loin, mais il faut que je trouve une forêt avant la nuit.

    Je sors de la ville en direction de la campagne, et je croise des fermes absurdes à quelques minutes de vélo du centre-ville urbanisé. Il y a même une Porsche arrêtée devant l'une d'elle. Je crache dessus. Ca défoule quand on est fatigué.

    Je trouve un champ en friche, j'y entre immédiatement. Je m'y allonge. Je suis entouré d'herbes hautes, loin de leurs merdes...Tiens, qu'est-ce qui passe là-haut ? Un avion. Une longue traînée de pétrole consumé déchire le ciel. Tout mon bonheur s'écroule. Qu'est-ce que je croyais ? Le truc c'est pas essayer d'échapper, c'est de lutter contre. Même ici, leur merde me rattrape.
    Je me relève. Un bruit d'herbes qu'on piétine furieusement derrière moi. Une biche jaillit des herbes hautes et s'enfuit par grands bonds dans le pré. Sa silhouette se découpe sur le ciel où le Soleil commence à se coucher. C'est beau. J'ai l'impression de vivre la scène dans le film "Into The Wild", quand Alex regarde des rennes avec des larmes aux yeux. Putain j'ai bien fait de faire ça.
    Je vis chaque moment.

    Je monte une colline entourée de champs à perte de vue. Au fur et à mesure que je pédale je vois se dévoiler une immonde tour HLM, du genre toute grise et très vieille, dressée au milieu de nulle part. Sans rien ni personne autour. Tellement grise que je crois un moment qu'elle est abandonnée.
    Là je croise un vieil homme qui promène son chien. Il me demande si je prends des photos, on parle un peu. Quand je prends mon vélo pour chercher le coin qui m'abritera, il me croise une seconde fois et découvre que je suis un "randonneur". "C'est toujours mieux que de faire des conneries, hein" me lance-t-il avec des yeux tristes.

     Je repars encore, je longe un espèce de camp militaire (ou une prison, je sais pas...de toute façon, ça revient au même) avec no man's land, caméras, barbelés et murs grillagé de 15 mètres. C'est terrifiant, y'a pas la moindre humanité, pas la plus petite silhouette humaine. J'accélère.

    En face de moi s'étale en lettres énormes "CENTRE COMMERCIAL E.LECLERC".
    J'y vais me ravitailler, c'est tellement grand que je devine à peine les gens de l'autre bout du rayon !

    Je préfère la forêt, je me dépèche de quitter ces enseignes clignotantes.

    Je trouve un petit bois en pente, j'accroche avec difficulté mon hamac sur les troncs trop lisses. Je fais un feu et j'y fais chauffer une conserve de raviolis. J'écoute des jeunes du coins passer en parlant de filles, les cris des enfants qui jouent dans les jardins familiaux pas loin, les bruits des mobs, les hululements, le silence enfin.

    Il ne manque qu'un présence avec qui le partager, ce bonheur qui m'envahit. Les potes, un amour, ou au moins quelqu'un.

    Je dors. Il fait chaud. Dans les arbres, un trou dans le feuillage a la forme d'un visage.

    Le lendemain, je me lève avec des boutons pleins le corps. J'aurais pas dû dormir en t-shirt.

    Quelques gouttes.
    J'entends un énorme craquement tout proche de moi ; c'est l'orage. Merde. Je me dépèche de ranger, et quand je sors du bois, je me prends une douche phénoménale. Waouh, ça refroidit sacrément l'enthousiasme, le bien-être, tout ça. Après avoir pataugé dans la boue du chemin forestier, je sors de la campagne, je rejoins Pontoise. Pontoise grise et vide sous la pluie battante. Je suis tellement mouillé que je ne sens plus le froid. Je pédale.

    Je croise une Merco dans une rue froide, je tente d'arracher son sigle, en vain. Je découvre que c'est flexible et que le support peut pivoter. Ca sera plus dur que je ne le pensais de m'en faire un pendentif.

    Je pédale une heure sur une départementale parcourue par des centaines de voitures. Il pleut, je galère, c'est dur. Je me perds souvent, je me rends compte à plusieurs reprises que j'ai fait demi-tour, plusieurs bagnoles me frôlent. Déjà qu'en voiture c'est laid, en vélo c'est vraiment ignoble, surtout quand la pluie se déchaîne.

    Je sens la crise de nerfs arriver. Je commence à chanter ce qui me passe par la tête. Le punk ou la oi!, c'est vraiment pas facile à chanter seul et sans musique. Tant pis, je vais chanter du Léo Ferré.

    Les "Putain ça fait CHIER" lancés aux conducteurs aveugles se transforment en "ILS SONT PAS UN SUR CENT, ET POURTANT..."
    Je n'arrête pas de voir des publicités pour restaurant, établissements de massages, parcs, zoos ou sex-shops.
    Jamais de panneaux de villes.
    "Mais qu'est-ce que j'en ai à foutre de la Cité de l'Auto, bordel ?!"
    Après avoir fait le tour d'une zone industrielle et croisé deux skins, je retrouve mon chemin. Ou plutôt ma route.

    Sur un marché j'achète deux pommes et j'en profite pour discuter avec la vendeuse. Elle a l'air déçue de savoir que je ne viens pas de très loin. Elle m'aide à ranger les pommes dans mes sacoches, puis encore un "au revoir, bonne journée", j'enfourche mon compagnon d'route et je repars.

    Je suis seul et de nouveau sur une nationale. Il bruine, et je suis crevé. L'énervement est parti, la mélancolie arrive. Je vais devoir rentrer, malgré la terrible envie de rester là, à pédaler, toujours le regard sur l'horizon d'en face, et d'écrire ça dans un quelconque cybercafé.

    Je croise un type trop grand pour son mini-vélo, qui roule à contresens sur une départementale bondée avec un sweat gris sur lequel il a graffé des mots en grandes lettres. Je déchiffre "BALANCE" et "ZA".
    Il débite en gueulant des textes de rap avec une grosse voix et me regarde derrière ses lunettes de soleil et son bob en cuir.
    Pendant un temps je l'observe s'éloigner et je passe en revue ce que j'ai bien pu manger ses derniers temps pour voir des choses pareilles. Mais non, il a l'air bien réel. Je continue.

    En longeant une forêt je vois beaucoup de sacs plastiques et mon regard s'assombrit, comme d'habitude. Je dépasse les premières voitures arrêtées sans vraiment les regarder, je m'enferme plus profondément dans mon armure et mon visage devient un masque de détermination triste. Les premières prostituées, presque toujours en mini-jupe et à la peau mate, me voient passer. J'ai le temps de deviner l'une d'entre elles en pleine action. J'ai la nausée.
    C'est fait sans aucune gène, les gens s'arrêtent et tirent leur coup. Je pourrais relever les numéros d'immatriculation des "clients". Peut-être un Ministre ou quelqu'un d'important, qui sait ? En R5, ça m'étonnerait, m'enfin tout est possible.

    Sous un pont il y a dix caravanes arrêtées. Des enfants et des adultes déambulent autour. Ils sont pratiquement en haillons.C'en est à se demander, sinon à quelle époque, du moins dans quel pays on est.
    Liberté, égalité, fraternité. Ils se foutront encore longtemps de notre gueule ?

    Toujours plus loin, je croise un poteau sur lequel sont accrochées plusieurs directions.
    Le panneau le plus en haut indique "<--- Mac Donald's"
    Le panneau d'en dessous indique : "Mac Donald's --->"
    Quelle merde...

    Ca y est, je me décide à rentrer. En attendant de ne plus avoir à le faire.

    "Bon, on a vu que tu avais du courage. Si, si, aller comme ça, seul, en forêt pendant 3 jours...On sait pas si on aurait osé, nous..."

    Oui. Ca vous fascine, ça. La liberté et l'absence de recherche de sécurité.


    10 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique