• Un gobelin dans le tromé.

    Pâle habitude du métro parisien, vague mouvement monotone du wagon qui ne va nulle part. Un enfant, son père. Différents. Différents parce que sans argent, sans toit. Comme beaucoup de gens dans le monde. Qui s'en accomode très bien. Pas en France. En France, quand on n'a pas d'argent, on est différent...et on n'a droit à rien. Même pas la bouffe. Oh ! Il y en a assez pour tout le monde, ce n'est pas le problème. Oui. Le problème c'est qu'il faut payer. Même quand n'a pas d'argent, il faut payer. Si, si. 'Veut pas l'savoir. L'enfant et son père distribuent des cartes, toujours identiques, roses, avec toujours le même texte. Ils donnent du "Monsieur", "Madame" à des gens qui ne les regardent même pas.
    Un jeune enlève son sac, donne une tablette de chocolat. Ce même jeune qui était assis à côté de moi pendant l'examen pour entrer en bac professionel aux Gobelins. Ce même jeune qui avait attiré mon attention deux heures auparavant. Voilà. Il est seul à faire ça.
    Moi. Moi je dis à l'enfant "Je n'ai rien, désolé". Facile. Facile surtout que deux minutes après je me rappelle : j'ai une pomme dans mon sac. Ah. Merde. Je n'en n'ai pas besoin, moi. Eux, si. Je m'emballe, j'hésite ; ils sont à l'avant du wagon, je peux y aller. Oui, mais je n'ose pas : j'ai déjà dit "Non, j'ai rien, désolé". Comme tous les autres. Qu'est-ce qu'ils vont penser ? Qu'au départ je voulais pas leur donner la pomme ? Absurde questionnement. Ils ont faim, j'ai de la nourriture dont je n'ai pas réellement besoin. Trop tard. Ils se sont noyés dans la foule, la foule qui a les oreilles bouchées par des écouteurs, les yeux baissés sur des portables, la bouche crispée, les membres raides et le coeur mort.
    La conscience...Vous l'avez foutue où, votre conscience ? Hein ? Pour devenir adulte, il faut la faire taire, sa conscience, parce que sinon on en crève ? Les sens coupés de la vie, assis dans vos métros qui vont à fond la caisse. Où ? On n'en sait rien. Vers le succès sans doute, la réussite, le travail, le fric. La mort, quoi.
    Une femme. Plus tard une femme qui demande à chacun "Bonjour madame, bonjour monsieur, une petite pièce ou un ticket restaurant s'il vous plait. Bonjour madame, bonjours monsieur, une petite pièce ou un ticket restaurant s'il vous plait. Bonjour madame...".
    Devant moi il y a un homme, grand, assez vieux, peau noire, costard cravate, valise. Il a un casque sur les oreilles, il dort. A côté de lui, sur le strapontin, il y a un jeune, gras, pompes de skate et parka. Il a un casque sur les oreilles, lui aussi. Il regarde devant lui, mais il ne voit rien. Elle répète son texte, deux fois, les yeux vides, ou même plus que vides ; les yeux du désespoir si profond qu'on n'en revient jamais. Le désespoir, parce qu'ils n'entendent même pas. Le gros skateur regarde devant lui, il n'entend pas, il ne voit rien. Elle n'existe pas. Elle se tourne. Elle n'écoute même plus ce que les gens répondent, puisqu'ils n'écoutent pas non plus. Elle répète son texte, quelle que soit la réaction. Les gens ont beau dire "Non, désolé" en secouant la tête d'un air faussement triste, ils n'échapperont pas cette fois à la répétition mécanique.
    "Bonjour madame, bonjour monsieur..."
    Une autre femme. Elle chante. Personne n'écoute.
    Je tourne. Je tourne et je ne fais plus de regard faussement triste de petit bourgeois compatissant. Non. Je tourne mentalement, car physiquement je reste assis. Impuissance.
    Je refuse. Non. Jamais plus je n'oublierais de donner ma pomme, mon sandwich ou mon bout de pain. Ce n'est pas une action de faire cette charité, c'est une non-action. Je déteste les gens qui s'y adonnent comme à un sport, une activité ou un passe-temps. Non. Moi, c'est simplement que si j'ai de la bouffe, je la donne quand je croise quelqu'un qui en a besoin. Un enfant au ventre creux dont les yeux brillent en voyant une plaquette de chocolat Max Haavelar. Un mot me vient : "Enculé". Non pas que je pense particulièrement que Haavelar est homosexuel, mais simplement parce qu'il est inutile...et dangereux.
    Je ne crois pas en la charité. L'enfant mangera le chocolat, et demain il aura faim.
    Oui. Sauf qu'il ne mangera pas ma pomme.
    Je refuse. J'ai mal à la tête parce que je le savais, putain, que les gens s'en foutaient, que le monde était laid, que Paris est laid dans ses sous-sols, dans ses rues, dans ses boulevards et même dans ses appartements de luxe. Il est laid parce qu'il est misérable, il est laid parce qu'il permet ce genre de choses. Mais tu le savais, putain. Pourquoi ça te touche à chaque fois comme le premier jour où tu as vu ça ?
    Parce que. Parce que mon coeur est encore là. Pour combien de temps encore, je ne sais pas. Aujourd'hui, j'ai la rage. Et demain ?


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  • Commentaires

    1
    Mardi 18 Mai 2010 à 19:39
    Lors de mes rares instants passés à Paris j'avais effectivement constaté le nombre important de clochards dans les rues. Et toutes les personnes a qui je faisais part de cette constatation me répondaient la meme chose: "C'est comme ça"...
    2
    Dimanche 13 Juin 2010 à 18:31
    Paris pue la misère. Tellement que les Parisiens ne la voie même plus. Ou font semblant de.
    Je sais pas, sans doute que tous ne s'en foutent pas, mais à Paname il y a presque comme une nécessité de se construire une barrière mentale. Une prison ? Quelque chose qui t'empêche de sombrer dans le désespoir ou le cynisme.
    Le plus dur, sans doute, c'est de donner tout en te disant que ça ne sert à rien. Impuissance, comme tu dis…
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