• "La dune de sable semble noire sur le ciel orangé. Les grillages ont des airs de charnier."

    Ainsi parlait l'oison en observant le monde, perché sur la branche basse d'un frêne.
    Il observait ce paysage clôturé, qui formait le poulailler. Les gloussements des poules parvinrent jusqu'à lui. Perdu dans les hauteurs des dunes, par une nuit sans lune et sans étoiles, il mâchait avec angoisse une jeune pousse de pissenlit.

    Le soleil se couchait au-delà de la ferme illuminée d'une clarté artificielle. L'oison descendit de sa branche.

    Il retourna se placer aux côtés des volailles mais son plumage était attentif aux frémissements du vent. Il regarda un jeune poussin se blottir contre le ventre d'une poule. Lui n'avait déjà plus de mère ; son foie avait fini dans un emballage quelconque et s'en était allé attendre sur les rayons d'un supermarché de province. Depuis, l'oison picorait le grain seul. Un grain sans beaucoup de goût, mais abondant et gras. Les dindons adipeux s'en remplissaient le ventre le jour durant. C'étaient toujours les premiers servis par le fermier ; le Jour de l'An approchait.

    "Voilà la vie ; un éternel banquet cruel et sanglant. Aucun danger, ni aucune joie profonde ; le plaisir du grain, la douleur de l'entonnoir, quelques paysages et puis la hache ! L'ombre allongée du fermier sera ma dernière contemplation ; mon foie s'en ira grossir le sien ou celui d'un autre."

    Ainsi parlait l'oison en pensant aux hommes. Mais l'oison n'avait jamais vu ces hommes dont parlaient savamment les vieux coqs sans savoir. Il n'avait vécu que dans les baraquements du poulailler, et ce qu'il pensait des hommes, il le déduisait du fermier. Les hommes étaient pour lui ceux qui distribuaient le grain, ceux qui donnaient l'eau, qui nettoyaient les cabanes de bois, ramassaient les oeufs et tuaient les dindes.

    L'oison écouta les disputes d'une pintade et d'un poulet se battant pour un peu d'eau, puis s'endormit, sans plus faire attention aux piaillements aigus.

    Chaque matin, il s'éloignait de l'agitation des jeunes volailles pour se percher sur son arbre et regarder l'horizon entre deux entrelacs de clôture. Son coeur de jeune jars comprenait la beauté des forêts au loin, des champs de betteraves baignés d'une douce lueur au matin, lorsque de l'Est jaillit le disque flamboyant.

    L'oison voulait savoir d'où se levait le Soleil. 

    Un jour de grand vent, il sortit du baraquement où toutes les volailles hystériques s'étaient réfugiées. Les pintades détestaient la pluie et le vent. La tempête étaient pour elles effrayante et affolante.
    L'oison souffrit de la morsure du souffle violent qui l'atteignit dès qu'il franchit la porte d'un bond maladroit.

    Une des ses plumes fut arrachée et s'envola haut dans le ciel blanc. Fasciné, l'oison ne put la quitter des yeux. Son cou se tordait à chaque à-coup vertigineux que le vent faisait faire à la plume.

    Elle disparut, si haute, si élevée dans les cieux que sa vue ne la pouvait plus deviner.

    Et de derrière les poulaillers de planches surgit un vol d'oiseaux formidables. Ah ! Ce que cette vue fit à l'âme de l'oison ! Fantastique vision que celle d'oiseaux migrants, s'accomodant de la violence du vent, planant sur lui, l'évitant, le pourchassant, suivant le cours du souffle céleste !

    Que ne pouvait-il braver ainsi la poussière du monde ? 

    L'oison voyait les ailes immenses de ces errants célestes, ces oies magnifiques qui s'en allaient vers des pays inconnus d'elles-mêmes. Pris d'un élan soudain, il déploya ses courtes ailes et s'élança vers les cieux laiteux.

    Mutilées depuis sa naissance, ébauches inutiles de celles qui font la liberté de l'oiseau, ses plumes étaient raccourcies chaque année par l'acier froid du ciseau.

    L'oison déséquilibré plana quelques mètres et s'écrasa pathétiquement dans la boue recouvrant le sol si froid. Et toutes ses tentatives furent vaines. Et toute sa volonté ne pouvait franchir le mur.

    Il s'acharnait, la tête dressée vers ces oiseaux de rêve, ces chimères voltigeantes.

    Ces oies étaient parfois abattues en plein vol. On les voyait alors, s'écroulant, rejoignant en un instant la dureté du sol, se mêlant violemment à la terre. Elles avaient le ventre creux ; leur foie était si mince et leur cou si maigre.

    Mais le leur n'attendait pas la hache du fermier. Elles défiaient le fusil du chasseur et haïssaient les entonnoirs.

    Qu'est-ce que le goût du grain face aux effluves du vent ?

    L'oison resta là, trempé et frileux, sous son frène misérable. Son âme éprise de vol libre à travers les espaces élevés refuserait à présent, et le grain sans saveur, et l'eau immobile, et les grillages sombres ! Les oies sauvages disparaissaient de sa vue mais continuaient leur vol en lui.

    L'oison pleura, triste orphelin désespéré.

    Ce soir-là, l'oison arpenta le poulailler, longeant les barrières.
    Certes, ses ailes étaient cisaillées. Certes, il était petit, ridicule et faible. Le poulailler était agréable, la nourriture abondante, les perchoirs solides et confortables. Le grillage était rassurant. Mais le grillage était troué. Le grillage avait quelques orifices, quelques imperfections.

    "Oh ! Braves volailles, si peu ! Mais je suis si peu, moi aussi. Les trous sont si petits que vous ne craignez pas le renard ! Mais je suis si petit, moi aussi."

    Ainsi parlait l'oison en passant au travers des cloisons.

    Il marcha quelques temps, de la démarche malhabile des jeunes oies, et rencontra bientôt un étang. Il resta un moment à le regarder, perdu devant tant de choses nouvelles. Les canards d'ici n'avaient pas les yeux tristes de là-bas. Ils s'amusaient, plongeaient dans l'eau chercher leur nourriture, et s'envolaient parfois en grand bruit. Mais ici, aucune oie ni aucune poule. Les unes avaient déserté cet étang trop petit pour contenter leur soif d'immensités aériennes, les autres avaient depuis si longtemps renoncé aux bosquets et aux fourrés qu'elles avaient presque disparu de toute vie sauvage ; seules les rares poules faisannes habitaient désormais les sous-bois.

    L'oison se jeta à l'eau, et se rappela lorsque tout petit il nageait dans la bassine d'eau sale derrière le cabanon. Sa mère alors lui avait appris à pousser l'eau de ses pattes. Il avança donc sur la vaste mare, laissant derrière lui la rive de son passé cloîtré. Il nageait vers le soleil couchant, suivant les reflets du soir sur l'eau limpide. Ivre de beauté, il écoutait avidement tous les bruits venant du rivage, le vent qui soufflait dans les feuilles en ce début de printemps, et son souffle dans la fraîcheur de la nuit tombante se changeait en une légère buée s'élevant au dessus des herbes bordant l'étang.

    Il l'admira s'élever au dessus de lui, et observa le fin croissant de lune, et ses étoiles alentour. Il nageait vers les collines au loin. Ses plumes repousseraient.


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